Colloque « L’avenir du livre », Sciences-Po,
2 février 2007
http://www.centrenationaldulivre.fr/?Colloque-L-avenir-du-Livre
Extraits de l’ntervention de Bruno Latour
Le livre face à l’écran,
un objet
irremplaçable ?
[…] Le passage du caractère
mobile aux zéros et aux uns de la numérisation va effectivement nous permettre
de nous apercevoir que ce que nous avons appelé le livre, pendant quelques
petits siècles, n’était qu’un amalgame provisoire de fonctions complètement
différentes et qu’il remplissait parfois mal parfois bien. À rebours des plaintes
continuelles sur la « fin du livre », je crois qu’il est plus fécond
de prendre la révolution numérique comme un analyseur
de ce que l’on a appelé l’objet livre, en pelant, comme un oignon, si je peux
dire, les différentes fonctions que nous avions confondues par habitude ou par
paresse.
Ma spécialité n’est
évidemment pas […] la grande littérature, mais plutôt ces petites
littératures que l’on appelle parfois « littératures grises », celles qu’on utilise
dans de très nombreux domaines comme les sciences, le droit, les sciences
sociales, la banque, l’administration, la bureaucratie, etc. – et qui forment d’ailleurs la grande majorité en termes
de publication. Si vous regardiez les bureaux, les postes de travail d’un
juriste, d’un biologiste, d’un universitaire ou d’un économiste, vous verriez
finalement que le livre comme objet n’a jamais été que l’un des éléments dans
ce qu’il faut bien appeler une plateforme
multimodale de production dont l’écran fait évidemment partie, mais où se trouvent également
disposés des tirés à part, des post-it, des courriels imprimés, des recueils
divers, des journaux, des notes, des archives, des dossiers de toute espéce.
C’est toujours au milieu de cette écologie extrêmement complexe, qu’il faut
arriver à voir comment s’insinue, disparaît ou se trouve repensées les
fonctions très variables du livre.
[…] Je crois que tout
l’intérêt de la numérisation, c’est qu’elle nous fournit l’occasion de repenser
ce qu’a été le livre, cet amalgame provisoire de fonctions que l’on peut enfin
distinguer. Mr Bazin en a désigné quelques unes, je ne vais donc pas revenir
sur elles, mais je voudrais, malgré tout, pointer les traits les plus
importants.
a) La clôture temporelle et spatiale.
Il y a une fonction très
importante du livre, on l’a dit, qui est celle de permettre la clôture temporelle. C’est une conséquence
technique, on s’en aperçoit rétrospectivement, de la fabrication matérielle du
codex : les feuilles sont cousues ou collées. Il est bien vrai que dans la
nouvelle fabrication des corpus, constamment révisables, des formes actuelles
d’intertextualité, on risque en effet de perdre cette fonction de clôture. Il
va falloir probablement la retrouver sous une autre forme et par d’autres
inventions dans l’archivage. […] Mais ce n’est pas la « fin » du livre. C’est
simplement la découverte que les anciens modes de production avaient établis de
façon parfaitement contingente la fonction de « manuels soumis à révisions
régulières ».
Il s’agit aussi d’une
clôture spatiale. […] Ce que l’on appelle le
silence ou l’individualisme du livre, tenait largement, encore une fois nous
nous en apercevons rétrospectivement grâce à l’accélération du numérique, à sa
longueur : 100 000 signes ou 100 000 mots, ce n’est pas la même
chose. La clôture spatiale est évidemment très importante. On voit très bien
dans toutes les opérations actuelles de lecture participative (je pense par
exemple aux différentes formes de wiki) que ces deux clôtures existaient bien
dans le livre, mais à cause de la lenteur de la publication, de la longueur
moyenne de l’objet livre, de la dissémiation progressive, on ne la voyait pas. Encore
une fois, la forme livre n’était que la version figée par l’état technique de
la répartition provisoire des technologies intellectuelles : depuis l’aube de
l’écriture, on a toujours eu des lectures participatives. C’est seulement
maintenant que l’on s’en aperçoit parce que les différentes variantes sont
visibles sur des supports différents.
C’est ce qu’a dit tout à
l’heure M. Bazin en citant les travaux du professeur Darnton. On verra de plus
en plus de livres qui se diviseront comme les quotidiens, c’est-à-dire qui
auront une double production : d’un côté une petite publication synthétique
dont la commodité sera toujours supérieure à celle des écrans – à moins que la lecture
électronique ou l’encre électronique ne fasse beaucoup de progrès – et, de l’autre côté, des
renvois sur écran aux annexes, aux encarts, aux notes, aux références, aux
annotations, voire aux controverses etc. Avec si l’on veut un blogue qui
permettra aux lecteurs, comme l’a dit M. Bazin, de venir ajouter leur grain de
sel. […]
b) La reprise de la hiérarchie entre textes et images.
Le deuxième élément
capital, c’est la superposition des niveaux entre le texte alphabétique et les
autres formes symboliques. Elisabeth Eisenstein a très bien montré cela, en
particulier dans ma spécialité qui est l’histoire des sciences.
L’extraordinaire richesse de la textualité, en particulier dans les sciences
exactes, ce n’est pas du tout le papier, c’est n’est pas seulement la
reproductibilité, c’est le rapport entre
le texte et l’image. Problème d’une importance majeure puisqu’il remonte,
d’après le livre essentiel de Reviel Netz, aux diagrammes des géomètres grecs.
La numérisation de l’image, aussi bien que la numérisation du texte, permet une
transformation totale, profonde et vraiment enthousiasmante du rapport à la
textualité, qui ne va évidemment pas être clôturée par le livre. On peut même
dire que de ce point de vue, le livre n’a jamais été qu’un pis aller : demandez
à votre éditeur le droit de publier une ou deux photos couleur par page et vous
verrez comment il va vous recevoir ! Ce n’est pas étonnant si ce sont les
textes scientifiques qui se sont émancipés le plus tôt de la tyrannie et des
limites de l’imprimé. […]
c) La répartition de l’autorité.
La troisième fonction
révélée par l’impact de l’écran sur le livre est liée à l’autorité. On l’a dit plusieurs fois. Oui, c’est vrai, le
numérique déhiérarchise les autorités. Mais comme le montre encore une fois le
grand livre d’Eisenstein cette déhiérarchisation commence justement avec le livre
imprimé. Toute la révolution du livre a été la mise en cause de l’autorité des
rares personnes qui détenaient les manuscrits. On voit bien que la question de
l’autorité reste très importante mais son fonctionnement est complètement
redistribué.
Au fond, un éditeur est
maintenant quelqu’un qui autorise le
texte, beaucoup plus paradoxalement que l’auteur.
Il l’authentifie et le juge. Aujourd’hui, la plupart des revues sont des médias
où la
question n’est plus celle du papier. Pratiquement toutes les revues
scientifiques ne mettent plus l’accent sur la formule papier, sinon pour une
des autres fonctions qui est celle de l’archivage. Par contre, la fonction
d’autorité, c’est-à-dire la fonction de dire qu’on a validé ce que comprend le
document, devient à nouveau une fonction cruciale. […]
e) La redistribution des propriétés.
La quatrième fonction dont
on ne voyait pas que le livre la remplissait de façon provisoire et assez
maladroite, est celle de la propriété.
Il est assez étonnant de voir que, très paradoxalement, c’est dans le domaine
des logiciels libres que
l’appropriation privée est la mieux assurée. C’est-à-dire, que l’on sait
exactement qui a fait quoi, sans jamais effacer les traces, alors même que tout
est gratuit. Même chose dans le cas de Wikipédia. La question du droit d’auteur
et du suivi de la propriété était finalement, on s’en aperçoit maintenant, très
mal assurée par l’objet livre au fond très facile à plagier. Il est beaucoup
plus facile aujourd’hui d’assurer le suivi, ou la traçabilité des documents. […]
[…] L’écran fait subir au livre une épreuve qui le révèle comme
une partie seulement d’une écologie assez complexe, que l’on pourrait définir
comme une sorte de plateforme multimodale, dont le codex n’a été que l’un des
amalgames techniques, un reposoir provisoire, mais dont les fonctions
continuent toutes selon des trajectoires très différentes. Cela n’a pas
beaucoup de sens d’acheter encore l’Encyclopedia
Britannica qui va occuper la moitié d’un rayon, alors que vous pouvez l’avoir
sur l’écran. Mais cela ne veut pas dire que l’on n’achètera pas les livres et
les romans de Mme Djebar et que nous n’allez pas en même temps prendre des
notes sur un post-it à l’intérieur de votre cahier Clairefontaine, tout en
lisant un livre dont vous cornez et gribouillez les pages. C’est l’ensemble de
ces fonctions que nous avions amalgamées qui se trouvent maintenant suivre des
destins différents, et que nous devons approcher avec beaucoup de soin en tant
qu’universitaire, bibliothécaire, auteur, historien, etc. Mais toutes ces
transformations ne permettent pas de nourrir un argument quelconque sur une
crise de civilisation, étant donné que cette crise de civilisation a commencé
avec le caractère mobile et continue avec les zéros et les uns de nos écrans.