mercredi 19 décembre 2012


Colloque « L’avenir du livre », Sciences-Po, 2 février 2007
http://www.centrenationaldulivre.fr/?Colloque-L-avenir-du-Livre
Extraits de l’ntervention de Bruno Latour

Le livre face à l’écran, 
un objet irremplaçable ?

[…] Le passage du caractère mobile aux zéros et aux uns de la numérisation va effectivement nous permettre de nous apercevoir que ce que nous avons appelé le livre, pendant quelques petits siècles, n’était qu’un amalgame provisoire de fonctions complètement différentes et qu’il remplissait parfois mal parfois bien. À rebours des plaintes continuelles sur la « fin du livre », je crois qu’il est plus fécond de prendre la révolution numérique comme un analyseur de ce que l’on a appelé l’objet livre, en pelant, comme un oignon, si je peux dire, les différentes fonctions que nous avions confondues par habitude ou par paresse.
Ma spécialité n’est évidemment pas […] la grande littérature, mais plutôt ces petites littératures que l’on appelle parfois « littératures grises », celles qu’on utilise dans de très nombreux domaines comme les sciences, le droit, les sciences sociales, la banque, l’administration, la bureaucratie, etc. – et qui forment d’ailleurs la grande majorité en termes de publication. Si vous regardiez les bureaux, les postes de travail d’un juriste, d’un biologiste, d’un universitaire ou d’un économiste, vous verriez finalement que le livre comme objet n’a jamais été que l’un des éléments dans ce qu’il faut bien appeler une plateforme multimodale de production dont l’écran fait évidemment partie, mais où se trouvent également disposés des tirés à part, des post-it, des courriels imprimés, des recueils divers, des journaux, des notes, des archives, des dossiers de toute espéce. C’est toujours au milieu de cette écologie extrêmement complexe, qu’il faut arriver à voir comment s’insinue, disparaît ou se trouve repensées les fonctions très variables du livre.
[…] Je crois que tout l’intérêt de la numérisation, c’est qu’elle nous fournit l’occasion de repenser ce qu’a été le livre, cet amalgame provisoire de fonctions que l’on peut enfin distinguer. Mr Bazin en a désigné quelques unes, je ne vais donc pas revenir sur elles, mais je voudrais, malgré tout, pointer les traits les plus importants.
a) La clôture temporelle et spatiale.
Il y a une fonction très importante du livre, on l’a dit, qui est celle de permettre la clôture temporelle. C’est une conséquence technique, on s’en aperçoit rétrospectivement, de la fabrication matérielle du codex : les feuilles sont cousues ou collées. Il est bien vrai que dans la nouvelle fabrication des corpus, constamment révisables, des formes actuelles d’intertextualité, on risque en effet de perdre cette fonction de clôture. Il va falloir probablement la retrouver sous une autre forme et par d’autres inventions dans l’archivage. […] Mais ce n’est pas la « fin » du livre. C’est simplement la découverte que les anciens modes de production avaient établis de façon parfaitement contingente la fonction de « manuels soumis à révisions régulières ».
Il s’agit aussi d’une clôture spatiale. […] Ce que l’on appelle le silence ou l’individualisme du livre, tenait largement, encore une fois nous nous en apercevons rétrospectivement grâce à l’accélération du numérique, à sa longueur : 100 000 signes ou 100 000 mots, ce n’est pas la même chose. La clôture spatiale est évidemment très importante. On voit très bien dans toutes les opérations actuelles de lecture participative (je pense par exemple aux différentes formes de wiki) que ces deux clôtures existaient bien dans le livre, mais à cause de la lenteur de la publication, de la longueur moyenne de l’objet livre, de la dissémiation progressive, on ne la voyait pas. Encore une fois, la forme livre n’était que la version figée par l’état technique de la répartition provisoire des technologies intellectuelles : depuis l’aube de l’écriture, on a toujours eu des lectures participatives. C’est seulement maintenant que l’on s’en aperçoit parce que les différentes variantes sont visibles sur des supports différents.
C’est ce qu’a dit tout à l’heure M. Bazin en citant les travaux du professeur Darnton. On verra de plus en plus de livres qui se diviseront comme les quotidiens, c’est-à-dire qui auront une double production : d’un côté une petite publication synthétique dont la commodité sera toujours supérieure à celle des écrans – à moins que la lecture électronique ou l’encre électronique ne fasse beaucoup de progrès – et, de l’autre côté, des renvois sur écran aux annexes, aux encarts, aux notes, aux références, aux annotations, voire aux controverses etc. Avec si l’on veut un blogue qui permettra aux lecteurs, comme l’a dit M. Bazin, de venir ajouter leur grain de sel. […]
b) La reprise de la hiérarchie entre textes et images.

Le deuxième élément capital, c’est la superposition des niveaux entre le texte alphabétique et les autres formes symboliques. Elisabeth Eisenstein a très bien montré cela, en particulier dans ma spécialité qui est l’histoire des sciences. L’extraordinaire richesse de la textualité, en particulier dans les sciences exactes, ce n’est pas du tout le papier, c’est n’est pas seulement la reproductibilité, c’est le rapport entre le texte et l’image. Problème d’une importance majeure puisqu’il remonte, d’après le livre essentiel de Reviel Netz, aux diagrammes des géomètres grecs. La numérisation de l’image, aussi bien que la numérisation du texte, permet une transformation totale, profonde et vraiment enthousiasmante du rapport à la textualité, qui ne va évidemment pas être clôturée par le livre. On peut même dire que de ce point de vue, le livre n’a jamais été qu’un pis aller : demandez à votre éditeur le droit de publier une ou deux photos couleur par page et vous verrez comment il va vous recevoir ! Ce n’est pas étonnant si ce sont les textes scientifiques qui se sont émancipés le plus tôt de la tyrannie et des limites de l’imprimé. […]
c) La répartition de l’autorité.
La troisième fonction révélée par l’impact de l’écran sur le livre est liée à l’autorité. On l’a dit plusieurs fois. Oui, c’est vrai, le numérique déhiérarchise les autorités. Mais comme le montre encore une fois le grand livre d’Eisenstein cette déhiérarchisation commence justement avec le livre imprimé. Toute la révolution du livre a été la mise en cause de l’autorité des rares personnes qui détenaient les manuscrits. On voit bien que la question de l’autorité reste très importante mais son fonctionnement est complètement redistribué.
Au fond, un éditeur est maintenant quelqu’un qui autorise le texte, beaucoup plus paradoxalement que l’auteur. Il l’authentifie et le juge. Aujourd’hui, la plupart des revues sont des médias où la question n’est plus celle du papier. Pratiquement toutes les revues scientifiques ne mettent plus l’accent sur la formule papier, sinon pour une des autres fonctions qui est celle de l’archivage. Par contre, la fonction d’autorité, c’est-à-dire la fonction de dire qu’on a validé ce que comprend le document, devient à nouveau une fonction cruciale. […]
e) La redistribution des propriétés.
La quatrième fonction dont on ne voyait pas que le livre la remplissait de façon provisoire et assez maladroite, est celle de la propriété. Il est assez étonnant de voir que, très paradoxalement, c’est dans le domaine des logiciels libres que l’appropriation privée est la mieux assurée. C’est-à-dire, que l’on sait exactement qui a fait quoi, sans jamais effacer les traces, alors même que tout est gratuit. Même chose dans le cas de Wikipédia. La question du droit d’auteur et du suivi de la propriété était finalement, on s’en aperçoit maintenant, très mal assurée par l’objet livre au fond très facile à plagier. Il est beaucoup plus facile aujourd’hui d’assurer le suivi, ou la traçabilité des documents. […]
[…] L’écran fait subir au livre une épreuve qui le révèle comme une partie seulement d’une écologie assez complexe, que l’on pourrait définir comme une sorte de plateforme multimodale, dont le codex n’a été que l’un des amalgames techniques, un reposoir provisoire, mais dont les fonctions continuent toutes selon des trajectoires très différentes. Cela n’a pas beaucoup de sens d’acheter encore l’Encyclopedia Britannica qui va occuper la moitié d’un rayon, alors que vous pouvez l’avoir sur l’écran. Mais cela ne veut pas dire que l’on n’achètera pas les livres et les romans de Mme Djebar et que nous n’allez pas en même temps prendre des notes sur un post-it à l’intérieur de votre cahier Clairefontaine, tout en lisant un livre dont vous cornez et gribouillez les pages. C’est l’ensemble de ces fonctions que nous avions amalgamées qui se trouvent maintenant suivre des destins différents, et que nous devons approcher avec beaucoup de soin en tant qu’universitaire, bibliothécaire, auteur, historien, etc. Mais toutes ces transformations ne permettent pas de nourrir un argument quelconque sur une crise de civilisation, étant donné que cette crise de civilisation a commencé avec le caractère mobile et continue avec les zéros et les uns de nos écrans.